Terre, une invitation au voyage

Hautes terres : Islande

Bertrand Jouanne
Hautes terres : Islande

L’Islande se croque à la fois par le pourtour et par le centre. Au littoral oriental marqué par le vert et l’orange, par les fjords où se rejoignent montagnes et océan, succèdent les hautes terres, hérissées de chaînes volcaniques et peintes en rouge, en noir et en blanc.

Notre collaborateur de toujours, Bertrand Jouanne, expert ès Ísland, nous emmène dans sa grande traversée de cette planète obsédante : depuis la mer vers le cœur insulaire, en suivant le même mouvement que les premiers colons.

Cap vers le nord-est et l'océan sur une route carrossable aux innombrables nids de poule. Le massif des Dyrfjöll, comme dans un jeu d'énigmes, y brouille les pistes avec sa forme inhabituellement peu islandaise, celle d'une haute paroi vertigineuse entaillée en son milieu. Impossible d'ignorer ce type de volumes, sauf par temps de brouillard épais. Ils se postent en gardiens des fjords de l'est. Seule une route sinueuse flanquée sur leur rebond permet de les gagner. Âmes sensibles s'abstenir, car on y a tracé une route là où il y avait de la place, c'est-à-dire nulle part. Que des hommes aient pu un jour s'installer là résume une partie de l'histoire de ce pays. Les colons ont d'abord occupé le tour de l'île, langue de terre la plus accessible. Le Landnámabók, le « livre de la colonisation » datant du XIIIe siècle, nous rapporte que 60 ans suffirent à mener à bien cette tâche, entre 870 et 930 de notre ère. Entendons-nous : par « occuper », il faut bien comprendre que chaque parcelle de terre, quel que fut son isolement, justifia l'installation de l'Homme. On y arrivait en bateau. Les pistes apparurent beaucoup plus tard.

Highland Nord-Est, Islande - ©Antonin Bergerat

Ensuite, durant près de 1000 ans, plus rien ou presque n'advint, jusqu'à l'arrivée de Norvégiens et de Danois, des premiers surtout, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Attirés par les abondantes ressources halieutiques, ils virent, logiquement dans l'est d'abord, l'occasion d'installer des pêcheries et de développer la pêche au hareng. Il n'en fallut pas plus pour que le pays connaisse sa première révolution « industrielle » et que les hommes qui n'avaient jamais rien connu d'autre que leurs fermes éparpillées sur le pourtour de l'île bâtissent des embryons de villages. Bakkagerði est un de ceux-là. L'un des plus isolés de l'île. Des moins peuplés aussi. Du fond de son petit fjord, le Borgarfjörður-Eystri, le regard porte aussi loin que l'horizon le permet, vers l'océan Arctique et Smugan, cette zone de pêche hauturière située aux confins des eaux territoriales, en direction du Svalbard. Sans le développement de l'activité touristique, on pourrait douter de la survie de ces lieux dans un pays largement sous-peuplé, dont les deux tiers des habitants vivent à l'opposé de l'île, dans la capitale et dans ses environs proches.

Volcanisme acide

À Bakkagerði, nous nous trouvons dans ce que les Islandais reconnaissent comme le cœur des fjords de l'est. Étrangement, une succession de baies vient apaiser la côte montagneuse aux versants abrupts, offrant ici et là quelques havres de paix dans un massif aux couleurs étonnantes, avec leurs teintes orangées, qui cette fois-ci évoquent bien les paysages de l'Islande. Nous attendrons quelques jours avant de voir des coulées de lave fraîche. Le volcanisme n'a pour autant pas épargné cette zone qui ne demande qu'à être explorée, ce que nous allons faire durant cinq journées de trek. Un réseau de petits refuges douillets – qui nous rendra d'ailleurs la vie plus facile – va nous permettre de parcourir des espaces qui portent les stigmates d'un volcanisme dit acide. Les laves très riches en silice ont été émises sous la glace.

Ces coulées, peu chaudes, d'environ 6 à 700 degrés, ont vite refroidi au contact de ce couvercle gelé. Leur composition minéralogique de base n'a pas atteint un point de fusion suffisamment élevé pour subir d'importantes modifications. D'où ces couleurs inhabituelles. On retrouve ici et là en Islande ces poches de roches dites rhyolitiques, qui représentent environ 6% de la surface de l'île

De vert et d'orange

Nous laissons derrière nous la colonie de macareux moines qui côtoie, le temps du bref été subpolaire, le minuscule port, puis nous débutons notre marche. Comme les oiseaux, nous profiterons de ces quelques semaines durant lesquelles le manteau neigeux daigne céder sa place à une verdure inattendue et généreuse envahissant le fond des baies. Dès les premiers versants, les tons orangés, résultat des éruptions sous-glaciaires, prennent le relais. Le vert de l'herbe, des saules rampants et des mousses (l'Islande compte environ 500 espèces de mousses et de lichens) donne plus de présence à ces montagnes qui surgissent vite.

Macareux moine - ©Antonin Bergerat

Quoi de plus exaltant que la montagne et la mer réunies au même endroit ? À bien y penser, ces paysages qui nous paraissent d'une grande fraîcheur comptent pourtant parmi les plus anciens de l'île. Ils commencèrent à surgir des fonds océaniques il y a entre 16 et 20 millions d'années. Une éternité pour nous, mais à l'échelle des temps géologiques, c'était hier. Plus au sud de cette région, on peut encore voir des restes de cratères, des intrusions de lave dans des couches basaltiques empilées et érodées qui témoignent d'une activité volcanique déjà ancienne. Dans les zones rhyolitiques des Hautes Terres, comme dans la caldeira du Torfajökull ou dans le massif des Kerlingarfjöll, le temps n'a pas encore déposé sa patine et la végétation s'y fait plus rare et plus rase. Alors qu'ici, dans les fjords de l'est, elle a justement disposé de tout ce temps pour s'installer et coloniser les quelques espaces qui ont bien voulu les accueillir. En cela, ces fjords orientaux ressemblent aux autres zones acides côtières ou proches des côtes de l'île.

Météorologie incarnée

Pour autant la glace, d'une part, et les hivers longs et enneigés d'autre part, ont agi ou agissent encore comme facteurs limitants, offrant des espaces restreints aux hommes. Ces derniers ne les ont traditionnellement utilisés qu'en été pour y envoyer paître leurs brebis et agneaux. Une fois qu'il a quitté les fonds des baies et les fjords, l'Homme n'y a plus sa place. Le renard polaire, les grands corbeaux et quelques perdrix des neiges se partagent ces étendues que les oiseaux marins ne font qu'effleurer depuis des récifs et des falaises, le temps de la période de nidification. Leur domaine à eux, ce sont les vagues de l'océan, pas la terre ferme. Le sentier, qui ne mérite pas toujours ce nom, serpente de baie en plateau, accessible par quelque barre rocheuse où le passage n'est pas toujours aisé, surtout si le brouillard s'en mêle.

Car il ne faut pas oublier qu'en Islande, le temps– métérologique – est un personnage, un compagnon de voyage à l'humeur changeante. Très capricieux et autoritaire pour tout dire, acariâtre mais attachant. Une fois sur les hauteurs, il saura nous récompenser d'une vue à couper le souffle. Sous un ciel bleu éclatant, dans une atmosphère mystérieuse dominée par les sommets des fjords pointant le bout de leur nez à travers la brume, la vue plongeante sur l'océan n'en est que plus spectaculaire et irréelle.

Dans ces massifs où la teinte orange et ocre des montagnes l'emporte, le rocher Hvítserkur, tout blanc veiné de noir, nous rappellera que les éruptions volcaniques sont de véritables moments de destruction créatrice, frôlant l'anarchie. Notre itinéraire entre les baies de Breiðavík et de Húsavík pour sa partie nord, entre les fjords de Loðmundarfjörður et de Seyðisfjörður pour sa partie sud, en porte la mémoire. Comme souvent sur cette île, le feu commença le travail et la glace s'occupa des finitions. Loðmundarfjörður fut habitée jusque dans les années 60. Il ne nous reste plus qu'à imaginer comment l'on vivait durant les longs mois d'hiver, lorsque la piste qu'emprunte le véhicule transportant notre logistique n'existait pas et que seul le col menant au fjord et au village de Seyðisfjörður permettait de gagner d'autres habitations. À Seyðisfjörður, nous signons la fin de l'acte I de notre voyage. Les petites maisons colorées tapies au pied de hauts versants ajoutent une note de douceur à la minéralité des jours précédents.

Vers les hautes terres

Il est temps de passer à l'acte II. Nous avions changé de monde, il va maintenant falloir changer de planète. Le temps de nous ravitailler dans le bourg d'Egilsstaðir, dont l'existence même ne manquera pas de nous interroger pour les six jours à venir – et de faire en sorte de ne rien oublier sous peine de le regretter, nous voici partis à l'assaut des Hautes Terres qui forment toute la partie centrale de l'île. Comme elles sont très vastes, nous nous limiterons à leur partie nord-est. Aux montagnes des fjords de l'est succèdent de vastes plateaux striés de chaînes volcaniques qui matérialisent le rift volcanique actif. Les chutes de Hengifoss et leurs couches sédimentaires rouges, les vastes « prairies » sauvages qui occupent le plateau duquel l'eau se jette jusqu'à la montagne Snæfell, passent aussi vite qu'un songe.

Au-delà, les glaciers n'ont laissé que désolation et austérité dans leur retrait. En somme, le cocktail idéal pour en faire des lieux mystérieux. La végétation n'y est pas totalement absente mais doit se battre pour y élire domicile. Au loin, la blancheur du glacier Vatnajökull tranche avec le noir des laves et le gris sombre des montagnes ici et là, rehaussé de rouge grâce à l'oxydation du fer. Étonnamment, nous sommes dans une zone subaride où les précipitations annuelles sont plus faibles qu'à Paris. Pas vraiment l'image que l'on se fait de l'Islande mais ici, le glacier vaste comme la Corse fait barrière aux dépressions venues du sud.

Perte de repère

La violence des paysages prévaut, et c'est notre appréhension du temps qui, durant ces quelques jours, s'en trouve bouleversée. Nous vivons alors une délicieuse perte de repères. Passé, présent et futur s'entrechoquent comme les coulées de lave de Holuhraun, l'ancienne et la récente, en 2015 qui annonçait avec fatalité la suivante. Celle-ci survint le 19mars 2021, cette fois-ci à proximité de la capitale. Pas vraiment là où les volcanologues l'attendaient, comme pour mieux brouiller les pistes. Six mois, c'est le temps qu'il a fallu pour remplir deux ou trois vallées dont celle de Geldingadalur puis contenir l'expansion de la coulée. Au moment où tout le monde se demandait, après deux mois de pause, si on ne pourrait pas en profiter pour déclarer publiquement la fin de l'éruption, la terre recommençait à trembler. Nous pensons nous attribuer des dons de voyant, mais la nature sait être joueuse.

Dettifoss - ©Antonin Bergerat

Nous avions déjà perdu ces repères dans le massif des Kverkfjöll, auprès des glaciers, et c'est encore le cas dans le sanctuaire d'Askja, comme ce le sera aussi devant les chutes de Dettifoss, le lac Mývatn et dans ses environs. C'est partout la même histoire : les paysages qui nous font face nous racontent le passé de notre planète tout en expliquant son présent et en annonçant son avenir. Passé, présent et avenir ne font plus qu'un. Le recul des glaciers dévoile des éléments qui nous avaient été jusque-là cachés. Et la coulée de lave sous nos yeux nous dit peu ou prou comment sera la prochaine. Il suffit d'ajouter l'absence totale d'êtres humains– sinon quelques voyageurs qui, comme nous, gagnent le soir venu leur refuge – pour nous convaincre encore plus de l'aterritorialité de cette île surgie du fond des océans mais aux allures de planète extra-terrestre. Dans ces déserts d'une obsédante minéralité, nous oscillons en permanence entre l'impression d'évoluer dans un monde mort pour au même moment découvrir combien notre terre est vivante. Et cela vaut bien la peine d'aller y satisfaire sa curiosité.

Bertrand Jouanne est arrivé pour la première fois en Islande en 1987, à une époque où la route goudronnée n'allait pas plus loin que la sortie de Reykjavík et où pas plus de 10 avions par jour atterrissaient à l'aéroport de Keflavík. Il a commencé sa carrière en tant que guide touristique et dirige aujourd'hui son entreprise, partenaire de Terres d'Aventure dans la conception et l'accompagnement de ses voyages. Il est également l'auteur des livres Islande (éd. Chêne, 2019) et Petit atlas hédoniste de l'Islande (éd. Chêne, 2019).

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