Terre, une invitation au voyage

David Le Breton : le corps en marche

Antoine de Baecque
David Le Breton : le corps en marche

Entre sociologie et anthropologie, David Le Breton, professeur à l’université de Strasbourg, travaille sur les mises en route, en jeu, en scène et en danger du corps contemporain.

Ses deux ouvrages, Éloge de la marche et Marcher. Éloge des chemins et de la lenteur, redonnent son rythme à la marche, qui réinvente ainsi une temporalité propre, découvre les saisons du corps comme les âges de la vie.

Pour David Le Breton, adolescent puis jeune homme, la marche a d'abord ressemblé à une conjuration : il fallait chasser le mal de vivre. Jeune routard, il traverse l'Europe le sac sur le dos à la fin des années 1960, moitié en auto-stop, moitié à pied, errant à travers les villes, dormant à la belle étoile sur les terrains vagues ou sous les ponts. Puis vient l'expérience du Brésil, qu'il gagne peu après, « alors que tous [s]es copains allaient à Katmandou ». En fait, il a besoin d'affronter le mal, en l'occurrence les militaires sud-américains au pouvoir. « Je voulais voir du sang couler quand je serai blessé », se souvient-il aujourd'hui avec une certaine incompréhension pour son aveuglement d'époque. Il cherche surtout à comprendre sa douleur et part, à nouveau sac au dos, à travers « l'un des très rares pays au monde où existent des peuples jamais vus ». C'est une forme de disparition, dans l'immensité du paysage, vers les origines de l'humanité et la clandestinité d'un engagement militant. Le militantisme fait long feu, mais pas la marche : David Le Breton entreprend un tour du Brésil, tenant le journal de son périple qu'il nomme « le livre du crire » — « c'était un mixte entre "cri" et "écrire" —, fait-il remarquer, et je me tenais à égale distance de deux grandes influences : d'un côté Antonioni et son film, Le Cri, de l'autre Elias Canetti et cette phrase qui résonnait pour moi comme un mantra : "Au bord de l'histoire, il s'accrochait à ses crayons." »

Il revient de cette expérience transformé, se dirigeant dès lors vers une carrière universitaire qu'il choisit de « vivre en sociologue », mais une sociologie qui serait à la fois illimitée, s'arrogeant des sujets jusqu'alors peu fréquentés par la discipline : les conduites à risque, la douleur, tout ce qui tourne autour du corps ; et « immilitante », née de son engagement dans le monde et de son désengagement de la politique.

Une sociologie dont la marche comme objet d'étude est une forme d'aboutissement naturel. Dans ses deux livres, Éloge de la marche, puis Marcher. Éloge des chemins et de la lenteur, il effectue une balade socio-anthropologique à travers tous les états possibles de la marche, en compagnie de nombreux auteurs randonneurs qui ont nourri ses lectures et sa réflexion, relancé ses interprétations, et qu'il cite tout au long du texte en un dialogue ininterrompu. Une manière de marcher et de penser en compagnie, telle une phénoménologie pédestre fondée sur une écriture collective.

De toutes ces expériences, David Le Breton conserve donc la marche, qu'il pratique désormais de façon permanente. D'abord en ville, et loin : cités et mégapoles d'Inde, du Brésil, du tiers-monde en général. « J'ai toujours choisi de m'approprier ces villes par corps, commente-t-il, à la manière de dérives urbaines, d'errances marchées. On ne connaît que comme cela, lorsque le magnétisme d'une ville s'exerce directement sur le corps en mouvement. » Ensuite, avec l'installation en 1989, la quarantaine approchant, dans une maison près de Strasbourg où il est professeur à l'université, vient le temps d'une autre marche, plus posée, naturelle, mûre, sage. Randonner à travers l'Alsace, sillonner les Vosges de long en large, à partir d'une bicoque acquise près de Raon-l'Étape, et s'octroyer régulièrement des moments de calme sur l'Ilha Grande, au sud de Rio, au milieu de dizaines de petits singes, mêlant nage dans une eau paradisiaque et marche le long de chemins s'enfonçant dans la jungle. La marche est devenue peu à peu synonyme de ralentissement de l'existence : une manière de reprendre corps dans sa vie, selon un rythme qui n'appartient qu'à soi, où la lenteur délivre de l'agenda urbain et les pauses, les arrêts devant la beauté d'un paysage ou d'un animal, les siestes, les baignades, permettent de retrouver l'expérience de la liberté.

Le marcheur n'est plus pris par le temps, il prend son temps, contre les rythmes d'aujourd'hui, ceux de la vitesse permanente et des agendas surchargés. La marche, pour David Le Breton, est également le meilleur outil des retrouvailles avec les gens qu'il aime, un temps de transmission du monde, de conversation (non de communication), un temps d'observation. Où les saisons reprennent sens dans la vie de ceux qui, tout d'un coup, les observent et les respectent à nouveau. 

Quand, en avril, vient le retour des oiseaux et des odeurs, après la suspension de l'hiver ; lorsqu'au début de l'été, la forêt vosgienne s'étoffe, puis qu'elle s'assombrit de son épaisseur retrouvée, les perspectives se fermant et les feuillages s'ornant peu à peu de couleurs automnales. Parvenu à l'âge de 65 ans, David Le Breton sait qu'il incarne aussi une autre temporalité de la marche, celle de son vieillissement. C'est une donnée sociologique imparable : de plus en plus de marcheurs sont retraités, de moins en moins jeunes ou adolescents. Pourtant, le chemin recèle une « extraordinaire potentialité de jeunesse », s'exclame-t-il. « La marche pourrait permettre d'arracher les jeunes à la pesanteur des outils techniques du présent, comme s'ils se transformaient en prothèses technologiques. Aller à pied, ce serait pour eux la plus puissante des expériences, celle qui les change le plus radicalement », lance le sociologue, qui s'est engagé derrière Bernard Ollivier dans l'association Seuil, faisant marcher des jeunes en difficulté le long des routes pendant deux ou trois mois, l'une des meilleures façons de retrouver le goût de vivre. A contrario, comme Pierre Sansot et son Bon usage de la lenteur, comme Nicolas Bouvier et son Usage du monde, ses deux auteurs de prédilection, David Le Breton voit dans le rythme ralenti et l'expérience de la maturité la plus grande ressource, un portrait du marcheur qui serait d'abord celui de l'homme de décembre, arrivé dans l'hiver de son existence. « Dans l'usure de la marche, conclut-il, il y a parfois assez de puissance et de beauté pour que se dissolve la souffrance qui a présidé au départ. Au fil du temps, de l'écoulement des saisons de la vie, ce n'est plus le noyau des peines qui motive l'avancée, mais l'appel à la métamorphose de soi, au dépouillement, à une remise au monde d'un corps qui s'y confond, noces finalement heureuses de l'homme avec les rythmes de la marche. »

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