Terre, une invitation au voyage

Vallée d'Aoste : tour des géants

Jocelyn Chavy
Vallée d'Aoste : tour des géants

Vingt-cinq cols, deux semaines de marche, 17 000 m de dénivelé au bas mot. Lové au cœur des Alpes versant italien, ce trek himalayen se nomme Tor des Géants et n’a guère d’équivalent.

Un récit de Jocelyn Chavy.

"Il m'aura fallu parcourir le monde pour saisir que je disposais là, sous mes yeux, d'un pays si proche dont j'ignorais les replis, d'un réseau de chemins ouverts sur le mystère". Je cite Sylvain Tessonet ses Chemins noirs à dessein. Car cette terre d'altitude et de mystère ne se cache pas en Himalaya mais de l'autre côté de la frontière, dans la vallée d'Aoste. Si loin, si proche ? Disons qu'au XXIe siècle, siècle de la vitesse, il paraît plus simple de prendre un billet pour le tour du Manaslu que de se pencher sur les Alpes hors de France, longs entrelacs de vallées, sommets et traditions qu'il est dommage de négliger. Les Alpes pourtant immenses, où se perdre reste possible.

Mont de la Saxe, Aiguilles Noires de Peuterey, Vallée d'Aoste

Quel est ce pays caché ? Il commence de l'autre côté du traforo Monte Bianco, à Courmayeur, porte d'entrée de la vallée d'Aoste. Dominé par la plus fantastique arête des Alpes, l'arête de Peuterey et ses aiguilles à la beauté inquiétante, l'endroit marque le point de départ et d'arrivée d'une boucle, celle du Tor des Géants, qui relie l'Alta Via n°2 à l'Alta Via n°1, soit le tour complet du val d'Aoste par ses hauts cols.

332 km de sentiers

Une idée démesurée, car d'une échelle himalayenne. Ne parlons pas de simple randonnée mais bien de trek, de voyage à pied. Soyons précis. Hors itinéraires comme la Via Alpina, le Tor des Géants n'a pas tellement d'équivalent dans les Alpes. L'un des plus courtisés, le tour du mont Blanc, affiche grosso modo 170 kilomètres au compteur.

La traversée du Vercors ? À peine 100 kilomètres.
La belle rando alpine Chamonix-Zermatt ? 70 kilomètres à tout casser.

Le Tor des Géants titre, comme un grand vin, ses quelque 330 kilomètres de sentiers. La mer à boire, ou tout comme. La trace de la course, puisque le Tor est depuis 2010 l'ultra-trail de la démesure, comptabilise 332 kilomètres exactement. J'oubliais : le dénivelé, 24 000 m – dont heureusement notre version raccourcit l'addition. La vallée d'Aoste devient le décor de cette boucle aux dimensions himalayennes. Le Tor des Géants tutoie les hauts cols jusqu'à 3 296 m. De Courmayeur au Piémont, vous parcourez, de châteaux en vignobles et en fonds de vallée, pas moins de 85 kilomètres. Alors imaginez le scénario en altitude. Le Tor des Géants s’étire le long de cet axe, enchaînant l’Alta Via n°2 au sud, tutoyant le Grand Paradis, puis l’Alta Via n°1 au nord, côtoyant mont Rose et Cervin. Une vingtaine de cols qui commencent sous les auspices du Toit de l’Europe, le mont Blanc.

Balcon du mont Blanc, à hauteur de Courmayeur

Mesure et démesure, tout au long du voyage

Tout commence et tout finit à Courmayeur. La petite cité à la grand-rue pavée, aux petites boutiques soignées et aux pizzas légendaires. Le mont Blanc, là-haut. Qui bouscule les perspectives, précipite les glaciers contre la vallée. Déchire le ciel de ses aiguilles de Peuterey, la Noire acérée et la Blanche inaccessible, surplombant le chaos du glacier du Frêney. Il s’agit de tourner le dos à cette beauté rugueuse, fracas des séracs et neiges peut-être pas éternelles, pour monter à la Thuile, sur le dos de montagnes plus aimables. Débuter le Tor des Géants sans penser à sa démesure. La soirée au refuge Deffeyes résonne d’une promesse : celle de faire face au même mont Blanc sauvage deux semaines plus tard, car même dans sa version adoucie par quelques transferts, le Tor promet 14 jours de marche. Dès le lendemain l’Alta Via plonge dans le Val grisenche, porte d’entrée du parc national du Grand Paradis.

Certaines montagnes ont de la chance avec leur patronyme. Le Grand Paradis, d’abord chasse royale puis royaume des bouquetins. Fausse idée que la facilité du Grand Paradis : le massif est certes ciselé pour l’oeil du randonneur, mais son grand col Lauson, 3 296 m, en marquera plus d’un. 1 600 m de dénivelé. Sauvagerie des lieux, âpreté des rochers qui s’hérissent de part et d’autre de la crête. Le cinquième jour, nous sommes à 90 kilomètres de Courmayeur, et il reste encore 240 kilomètres pour boucler le Tor. Neuf jours de marche, grâce à quelques raccourcis chiqués. Pensée aux traileurs qui bouclent le Tor en 150 heures maximum.

Grand Paradis, Italie

Boucler la boucle

Un peu partout, dans les visages croisés, dans le balisage, on croise les échos de la course sur les sentiers du Tor. Comme si la marche à rythme raisonnable, nuits en refuge et repas confortables, prenait valeur de pèlerinage sur les sentiers où souffrent les ultra-traileurs. Eux n’ont pas le temps d’admirer les couchers de soleil sur les 4 000 italo-suisses. Les vues sublimes du Tor impriment durablement la rétine. Une fois sur l’Alta Via n°1, qui court au nord du val d’Aoste, comment ne pas rester frappé par la vision du Cervin ? Depuis la combe de Cheneil, en Valtournenche, la fameuse pyramide agit comme un aimant. Ce neuvième jour vaut son pesant de fatigue, mais quelle beauté, sans parler des alpages de la descente de la fenêtre de la Tsan.

Puisqu’il faut désormais revenir, toujours plein ouest, le Tor des Géants réserve encore pour ses marcheurs deux de ses plus belles étapes, et par effet de récompense, ce sont les deux dernières.

La fenêtre de Malatra ? Ouvrez les vôtres sur les Grandes Jorasses grâce à ce passage sauvage vers le val Ferret. Incroyable cadre sur ce versant souvent oublié du massif du Mont-Blanc, à la saveur particulière mêlée de sueur et parfois de douleur car Malatra, c’est la porte de Courmayeur, et que l’on soit marcheur au bout de quasi deux semaines d’effort ou traileur après une centaine d’heures, la beauté et le soulagement bien sûr, inondent le corps tandis que le pied continue de dérouler son mantra – et l’ampoule de votre pied gauche aussi.

Une descente qui s’achève au refuge Bonatti, du nom du plus grand alpiniste italien (avec Messner) du XXe siècle. Que l’on soit traileur ou marcheur, nul ne reste impassible devant la majesté des lieux, car chacun a cherché en lui des ressources pour y parvenir. La dernière étape se savoure comme un long dessert velouté, face au mont Blanc himalayen, au versant Brenva qui s’embrase au matin, l’empilement des séracs, tranches de meringue instables, un Toit de l’Europe dont les dimensions sont ici révélées : un sommet de près de 5 000 mètres, que l’on célèbre depuis un sentier pour une fois sans aucun col ni difficulté. Autant dire qu’à Courmayeur l’esprit et le corps sont rassasiés. La boucle, même immense sur le papier, est bouclée.

Reste une question, une pensée aux très rares humains qui franchissent la ligne d’arrivée du Tor en 70 heures : mais comment font-ils ?

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