Terre, une invitation au voyage

Les neiges ne sont plus éternelles

Éliane Patriarca
Les neiges ne sont plus éternelles

Les glaciers fondent, les parois s’effondrent, des lacs apparaissent : en haute altitude, le réchauffement climatique a déjà profondément modifié les paysages et les pratiques alpines.

Que reste-t-il des 100 plus belles courses du massif du Mont-Blanc recensées en 1973 par l'alpiniste Gaston Rébuffat ? Moins de cinquante ans après la publication de ce livre devenu culte, le changement climatique a modifié la géomorphologie alpine : trois de ces itinéraires ont disparu, plus d'un quart sont devenus trop dangereux ou ne sont quasiment plus praticables en été. Sous la direction de Jacques Mourey, géographe doctorant au laboratoire Edytem (CNRS-université de Savoie Mont-Blanc), des chercheurs ont passé en revue la quasi-totalité des « voies Rébuffat » pour mesurer l'impact du changement climatique sur la pratique de l'alpinisme. Publiée en juin 2019, l'étude souligne que si la plupart de ces courses sont aujourd'hui plus dangereuses, plus techniques, c'est en premier lieu à cause de la raréfaction de la neige et de la glace, laissant place au substrat rocheux, et de l'apparition de crevasses plus ouvertes, très tôt dans le printemps, et de ponts de neige plus fragiles.

Les chutes de pierres et de séracs, ces immenses blocs qui se détachent d'un glacier, sont plus fréquentes avec la hausse des températures. Et en se retirant, les glaciers deviennent aussi plus pentus, plus ardus à aborder.

Cet exemple, qui souligne l'adaptation de la pratique de l'alpinisme, témoigne surtout de la profonde modification des reliefs montagneux sous l'effet du changement climatique. Le réchauffement, qui affecte la planète entière, touche deux à trois fois plus rapidement les grands massifs montagneux. Ainsi dans les Alpes, la température a augmenté de 2°C depuis les années 1930, avec une forte accélération depuis les années 1990, contre 0,74°C à l'échelle de la planète au XXe siècle. L'impact est visible à l'œil nu : les glaciers fondent, des lacs d'altitude apparaissent et des pans entiers de montagnes s'effondrent.

Savoie. Mont Blanc & glacier des Bossons - ©Bisson frères. Photographe/Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, EO-14 (2)-FOL

L'agonie des glaciers

Qui n'a pas été frappé cet été par le monument érigé par l'Islande en l'honneur d'Okjökull, le premier glacier de l'île déclaré disparu à cause du changement climatique ? Les scientifiques islandais ont pris la décision de le déclasser, car ce n'était plus que « de la glace morte qui ne bougeait plus », a expliqué à l'Agence France-Presse le géologue Oddur Sigurðsson. En Suède aussi, la géomorphologie du territoire est altérée : le plus haut sommet du pays ne l'est plus ! Le glacier Kebnekaise, jusque-là point culminant, a perdu 24 mètres de hauteur depuis les années 1960, dont « l'essentiel au cours des deux dernières décennies, avec en moyenne un mètre par an », précise Gunhild Ninis Rosqvist, professeure de géographie à l'université de Stockholm.

Combien de ces géants de glace sont en voie d'être effacés de la planète ?

Selon une étude de chercheurs suisses, publiée le 9 avril 2019 dans The Cryosphere, les quelque 4 000 glaciers alpins auront perdu la moitié de leur volume en 2050. Un phénomène désormais impossible à inverser. Au-delà de 2050, leur évolution dépendra de celle du climat. Ces chercheurs de l'École polytechnique fédérale de Zurich et de l'Institut fédéral suisse de recherche sur les forêts, la neige et le paysage ont calculé que si les rejets de gaz à effet de serre augmentent, la fonte pourrait être presque totale et les Alpes privées en grande partie de glace d'ici 2100. En cas de réchauffement plus limité, une part plus importante des glaciers pourrait être sauvée. En Suisse, justement, le spectaculaire glacier d'Aletsch, le plus grand et le plus large des Alpes, long de 23 kilomètres, a déjà reculé de trois kilomètres depuis 1870. Il pourrait ainsi disparaître d'ici la fin du siècle.

En France, les deux géants du massif du Mont-Blanc que sont la Mer de Glace et le glacier d'Argentière risquent aussi d'être gommés du paysage avant 2100. L'un et l'autre ont déjà perdu respectivement un tiers et un quart de leur épaisseur moyenne depuis le début du XXe siècle.

Même dans un scénario relativement optimiste – une diminution des émissions mondiales de gaz à effet de serre d'ici 2050 puis une stabilisation –, le glacier d'Argentière aura complètement disparu à la fin de ce siècle. Dès 2040, il laissera progressivement place à un gigantesque lac. Quant à la Mer de Glace, ce n'en est déjà plus une. Elle s'est muée en fleuve de pierres, en poignant fossile grisâtre. Il y a quelques décennies, à peine sorti du petit train du Montenvers, on pouvait toucher la neige à sa surface. Aujourd'hui, les premières glaces se trouvent reléguées beaucoup plus bas, accessibles par un escalier interminable qu'il faut rallonger d'une vingtaine de marches chaque été.

Savoie. Sérac, rencontre des Bossons et du Taconnay. - ©Bisson frères / Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, EO-14 (2)-FOL

Le dégel des montagnes

Plus la neige et la glace s'amenuisent, plus le rocher apparaît et accumule la chaleur. Ludovic Ravanel, géomorphologue au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et chargé de recherche au laboratoire Edytem, ausculte depuis une dizaine d'années les parois rocheuses du massif du Mont-Blanc. Désormais, lorsqu'il commence une conférence, devant la Mer de Glace ou face à des guides de haute montagne ou des élus de la vallée de Chamonix, il se présente comme « le type anxiogène qui plombe l'ambiance ». Il n'a que 37 ans, mais a déjà vu le paysage alpin changer et ne cesse d'alerter sur les risques d'effondrement des montagnes. Sous l'influence de la hausse des températures, le pergélisol (permafrost, en anglais), cette glace perpétuellement gelée qui cimente les parois rocheuses, dégèle en effet de plus en plus profondément, ce qui provoque la déstabilisation des parois rocheuses et la survenue de plus en plus fréquente de dérochements. Près de soixante-dix éboulements ont ainsi été recensés dans le massif du Mont-Blanc entre le début de l'année et le mois d'août 2019 : au mont Maudit, sous l'aiguille des Deux Aigles, à l'aiguille du Peigne, à la Tour Ronde... Un nombre en augmentation par rapport aux années précédentes à cause des épisodes caniculaires de juin et de fin juillet.

Écroulements

Dans sa thèse consacrée aux écroulements rocheux, soutenue en 2010, Ludovic Ravanel a mis en évidence la corrélation entre l'explosion du nombre d'écroulements depuis deux à trois décennies dans le massif du Mont-Blanc et la hausse des températures. En 2005, deux ans après la canicule de 2003, par un mois de juin très chaud, le pilier Bonatti, un pan entier de la face sud-ouest des Drus, s'est effondré : 800 000 tonnes de granit sont tombées, soit l'équivalent de quatre Arcs de triomphe. La poussière était telle qu'elle a dessiné un champignon nucléaire inversé. En août 2017, dans le canton suisse des Grisons, le Piz Cengalo s'écroulait lui aussi, ravageant le village de Bondo et tuant huit randonneurs. En septembre de la même année, l'écroulement de l'éperon Tournier, situé en face nord de l'aiguille du Midi et visible depuis Chamonix, était directement lié à la canicule de l'été. Fin août 2018, une partie de la très fréquentée arête des Cosmiques s'est effondrée et, début septembre 2019, c'est un autre des hauts lieux de l'alpinisme, un pan de la face nord de l'Olan, dans le massif des Écrins, qui a chuté. Même Ludovic Ravanel se dit décontenancé par l'accélération du réchauffement, le délitement à grande vitesse du pergélisol, vital pour la stabilité des reliefs montagneux. On croyait les montagnes éternelles, mais elles aussi croulent sous notre empreinte.

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