Terre, une invitation au voyage

Le tour de la Terre mois par mois : Olivier Bleys

Antoine de Baecque
Le tour de la Terre mois par mois : Olivier Bleys

Dans une belle brasserie parisienne, Olivier Bleys fait un peu tache : en bermuda et chaussures de randonnée, sac de quinze kilos sur le dos, il arrive tout droit de Kiev, qu'il a atteint la veille après un mois sur les chemins d'Ukraine et 680 kilomètres de marche.

Olivier vient de parcourir la huitième étape de son tour du monde à pied. La règle qu'il s'est fixée est à la fois simple – aucun autre moyen de locomotion que ses pieds – et complexe : Bleys marche un mois chaque été, reprenant tous les ans exactement là où il s'est arrêté lors de l'étape précédente. Il s'est lancé en juillet 2010 depuis Pampelonne, un village du Sud-Ouest proche d'Albi, et il a successivement atteint Lyon au bout du premier mois de marche, Albertville en 2011, Andermatt au cœur de la Suisse en 2012, Tresenda près du lac de Côme en 2013, Venise en 2014, Dubrava-Krizovljanska en Croatie en 2015, Miskolc dans la plaine hongroise l'an passé, et donc Kiev cette année. Selon les dénivelés rencontrés, cela représente entre 500 et 700 kilomètres, soit un mois de bonnes journées de 8 heures, en avançant cap à l'est entre le 34e et le 36e parallèle. Au total, Olivier Bleys a parcouru 4000 bornes, environ un cinquième de son tour du monde, prévu sur près de 25000 kilomètres. Est-ce à dire qu'il bouclera, chenu, la «Der des der » dans... trente-cinq ans, au mieux pour souffler à la fin du chemin ses quatre-vingt bougies ?

« L'idée, confie Olivier Bleys, m'est venue lors d'une conférence de Bernard Ollivier, qui revenait de son périple le long de la Route de la Soie à travers l'Asie, et présentait son livre, Longue marche. Son témoignage m'a fasciné, car il révélait tout ce qui contrariait mon désir d'aventure : une vie professionnelle, une vie familiale, peu de ressources et l'âge d'une quarantaine d'années qui correspond plutôt au moment où les aventuriers rangent leurs godillots. Cette rencontre m'a prouvé que je pouvais concilier les deux : pour vivre une aventure compatible avec ma situation, il fallait que j'aménage mon temps et mes moyens, que je trouve une solution adaptée à mes contraintes. En partant un mois par été, je pouvais vivre un voyage extraordinaire, un tour du monde à pied, au sein d'une vie ordinaire, celle de Monsieur Tout-le-Monde. »

En poussant ce raisonnement, Olivier Bleys distingue trois grands types d'aventuriers pédestres au long cours. Ceux dont l'époux ou l'épouse assure l'intendance et la logistique, notamment pendant les longues absences dues aux voyages – l'exemple de Mike Horn, qui retrouvait sa compagne, Cathy, tous les six ou sept mois – ; ceux qui renoncent à toute vie de famille et n'ont pas d'enfants, comme Isabelle Autissier, Sarah Marquis, Priscilla Telmon ou Sylvain Tesson ; enfin, ceux qui voyagent en famille, comme les Poussin, Alexandre et Sonia, qui, après leur Africa trek en duo entre 2001 et 2004, marchent actuellement à Madagascar avec leurs deux enfants, Philaé et Ulysse. Échappant à ce classement, Bleys crée à lui seul une nouvelle catégorie, celle du « mi-aventurier pédestre, mi-homme ordinaire ».

« J'ai commencé par tout planifier, reprend Olivier Bleys en évoquant l'organisation de ses voyages, comme un randonneur qui, l'été dans les Alpes, réserve ses nuitées en refuge ou en gîte. Mais je me suis rapidement aperçu que cela ne fonctionnait pas car les réservations me contraignaient trop et ne correspondaient pas au temps de marche réel : parfois j'arrivais en avance, au début de l'après-midi et je m'ennuyais, parfois très en retard, bien après le repas... Du coup, je me débrouille désormais au jour le jour. L'important, surtout à partir du moment où j'ai quitté les chemins classiques, dans la grande plaine d'Europe centrale, c'est d'avoir de bonnes cartes pour repérer les sentiers ou les plus petites routes qui vont dans ma direction, plein est. Je télécharge les cartes numériques en amont, toutes celles dont je vais avoir besoin lors du mois de marche, et je repère les bons chemins quelques jours à l'avance, de même que les emplacements possibles où dormir. J'ai une tente, et dans 80% des cas, je traverse la campagne. Je me pose où je veux, où je peux. Le reste, ce sont les villes ou les gros bourgs. Comme il ne faut pas dormir dehors dans une ville, je réserve un petit hôtel deux ou trois jours à l'avance. »

Dans quel monde étrange se fait la progression lente du marcheur ?

Il répond sans concession: « Les coins que j'ai parcourus depuis deux étapes, en Hongrie, en Ukraine, ne sont absolument pas préparés au tourisme, sauf les grandes villes, Lviv ou Kiev. Donc, il n'y a rien. C'est sûrement pour cela que je les traverse. Mais il faut se préparer en conséquence : la tente y est mon meilleur allié, une tente que je connais bien et que j'installe en quatre minutes. Je la pose loin de tout. Parfois quelqu'un vient me voir. Pour m'expliquer, j'ai fait traduire en russe un petit texte qui me présente et parle de mon tour du monde à pied. Personne ne parle français, ni anglais, personne ne comprend vraiment ce que je fais : pour des paysans ukrainiens, je suis une sorte de fou. Quand ils voient quelqu'un marcher avec un gros sac à dos, ils rigolent. Mais un fou non dangereux, pacifique, donc ils sont généralement accueillants : ils peuvent m'apporter une bouteille de vodka, ou du cognac local, pour trinquer; parfois j'ai été invité à dîner, notamment dans un campement de travailleurs saisonniers près d'un lac, un taudis où ils m'ont fait manger un brouet magnifique préparé dans de vieilles casseroles défoncées. »

"Je me pose où je veux, où je peux"

Sa représentation du monde a-t-elle changé à force d'y marcher, kilomètre après kilomètre ?

« Ma relation à la Terre est transformée par cette marche, confirme Olivier Bleys. Je prends conscience de la vanité de l'homme et en même temps de sa capacité de résistance. Plus je m'enfonce vers l'est, plus ces sentiments s'accroissent. Le planisphère reste le même, mais je rencontre en marchant une dilatation de l'espace et du temps qui est à la fois pénible et hypnotisante : en France, en Suisse, en Italie, en Slovénie, tout change très vite ; ensuite, vers l'est, ça change beaucoup moins rapidement : on a l'impression de marcher moins vite, l'effort et l'endurance sont accentués par la monotonie. C'est l'accident de terrain qui crée le repère, le point de vue. Tout ça disparaît dans la plaine. Je suis peu à peu devenu un marcheur des grandes plaines. Et puis, tout à coup, la réalité rencontrée sur le terrain dément la monotonie attendue sur la carte. On ne voit rien, ou peu de choses, sur la carte, mais le Dniepr a parfois creusé un véritable canyon.

« C'est la nature, finalement, qui a raison, contre les cartes, contre les idées préconçues ! C'est une formidable école de modestie...»

La confrérie des marcheurs « tour-du-mondistes » n'est pas très large. Le plus connu est le Canadien Jean Béliveau, revenu voici cinq ans d'un périple pédestre de onze années et 75000 kilomètres de long en large autour du globe. Ou Caroline Moireaux, une Jurassienne partie le 1er juin 2011. Après six années, 21 pays traversés, 26000 kilomètres à pied, elle se trouve actuellement en Californie, ayant laissé derrière elle l'Europe, l'Asie et toute la côte ouest américaine, du nord au sud. L'idée d'Olivier Bleys est un peu différente puisqu'elle prône l'intermittence et n'exige pas une solitude absolue : il marche un mois par an, parfois seul mais régulièrement accompagné d'amis compagnons de route qui se succèdent, selon le modèle de la caravane pédestre. Il ne déambule pas, évite la dérive ou l'errance, s'en tenant à une direction constante et à une exigence d'endurance. Mais les rencontres ont lieu quand même.

Ce qui motive le plus puissamment notre marcheur, et qu'il signale d'emblée dans L'Art de la marche, le livre où il consigne les impressions de ses six premières étapes – un deuxième volume suivra quand il aura atteint Moscou – est l'amour de la Terre et de ses représentations les plus communes.

« Depuis toujours, explique-t-il, j'ai le goût des planisphères et la passion fidèle, presque amoureuse, des globes terrestres. Les cartes où se déploie en couleurs l'image du monde entier comme les boules de plastique ou de carton bouilli qu'un axe de laiton tient inclinées. Ce sont pour moi des objets de rêverie. Je pourrais remplir mes étagères de globes, s'il n'y avait déjà tant de livres. J'aime les anciens, à la géographie fantastique, hantés de licornes et de monstres marins, ou ceux qu'une ampoule éclaire magiquement de l'intérieur. Cette représentation de la Terre, les six continents baignés de vastes étendues marines, m'est si familière qu'elle est sûrement ce qui m'a secrètement appelé à marcher autour du monde. J'ai compté que, dans ma petite maison à Bordeaux, coexistent 24 représentations de la Terre, depuis la couverture d'un magazine scientifique jusqu'au sous-main illustré de mon bureau. Or, cette représentation est récente, du moins telle qu'elle s'est fixée définitivement : elle date du 23 août 1966, le jour où la sonde Lunar Orbiter 1, envoyée cartographier la Lune par la Nasa, a réalisé le premier cliché de la Terre depuis l'espace. Ce jour-là naissait à l'œil humain une représentation véridique, conforme, et tellement émouvante, du seul astre que nous habitons dans l'immensité du cosmos. » Et si, in fine, Olivier Bleys marchait d'abord pour atteindre cette image obsédante : marcher sur cette boule bleue, fouler tous les continents du globe de son enfance, toute la surface de l'image originelle prise par Lunar Orbiter 1 ?

« Nous avons perdu le sens et la portée de cette image, avoue-t-il. Je l'ai glissée dans mon portefeuille, avec des photos de mes enfants. J'aime la contempler, comme j'aime contourner le globe du bout de mon index, en faisant le pari que ce geste simple – encercler la Terre avec mon doigt –, je pourrais le répliquer un jour en vraie grandeur : tourner le monde sur mes jambes. Faire que le plaisir simple, animal, naturel, de progresser à ras du sol par l'usage alterné de mes pieds rejoigne ma fascination pour le cosmos et son vertige d'espace infini. C'est bien de l'image de la Terre que mon projet de longue marche tire son origine. En fait, il s'agit pour moi, ni plus ni moins, que de visiter ma maison. »

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