Terre, une invitation au voyage

[Cinéma] Comment John Ford inventa Monument Valley ?

Antoine de Baecque
[Cinéma] Comment John Ford inventa Monument Valley ?

Qui a déjà mis les pieds dans la vallée du Monument s’est assurément cru dans un western ! D’où cette sensation nous vient-elle ? De la magie et de la puissance du cinéma bien sûr.

À véhiculer des images séduisantes, colorées et en mouvement, à s'emparer de sujets en les orientant, le septième art a un fort impact sur la rétine des spectateurs et donc sur la mémoire d'un lieu ou d'un peuple. Retour sur un cas d'école.

Il faut remonter en un temps où il n'y avait, là, à la frontière de l'Arizona et de l'Utah, qu'une vaste plaine désertique sans autre nom que celui donné par les Indiens navajo, Tsé Bii Ndzisgali, ce qui veut dire « la vallée des rocs ». On y distingue d'impressionnants monolithes de grès orangé, parfois de 300 mètres de hauteur, comme surgis du plan horizontal, buttes témoins du grand plateau du Colorado sculpté par l'érosion de l'eau et du vent en quelques centaines de milliers d'années. Longtemps, personne n'a connu ce qui allait devenir la carte postale emblématique de l'Ouest américain. Sauf ses rares habitants, quelques Blancs égarés et, surtout, les Navajo qui s'y sont installés au début du XVIe siècle.

Ils y vivent alors en nomades, mais selon des déplacements restreints, annuels, sur un territoire de 120 km2, un peu plus grand que la superficie de Paris, déplaçant leurs troupeaux de moutons et de chèvres, gardés par des bergères. À chaque emplacement, installé pour l'hiver puis pour l'été, les Navajo reconstruisent leurs habitations, les hogan, cabanes en forme de dôme faites de bois et de boue séchée. Ils implantent également de petites parcelles éphémères où ils cultivent maïs, courges et haricots. Au nombre de 8000, les Navajo n'ont longtemps connu l'homme blanc que comme colon, tentant de préserver leur farouche indépendance et leur mode de vie accordé à cette nature hostile, sauvage, austère et grandiose. D'abord, ce furent quelques Espagnols, puis des Mexicains, enfin les Américains lorsque, par leur victoire de 1848, ils obtiennent la cession du Texas, de la Californie, du Nevada, du Colorado, du Wyoming, du Nouveau-Mexique, de l'Utah et de l'Arizona. Le conflit devient ouvert avec l'armée yankee, cavalerie censée protéger les quelques colons, le plus souvent de simple passage en files de caravanes. En 1863, le colonel Christopher « Kit » Carson reçoit l'ordre de conduire les Navajo en captivité à Fort Summer, à 800 kilomètres de là, pour leur inculquer le mode de vie américain. Au cours de cette « longue marche » puis de leur captivité, 3000 meurent d'épuisement, de maladie ou par suicide. Cinq ans plus tard, le gouvernement américain, conscient de l'échec de cette politique assimilatrice forcée, relâche les 5000 survivants, qui retournent s'installer dans la « vallée des dieux ».

Arche de la Monument Valley - ©Mark W. Lipczynski / Courtesy of the Arizona Office of Tourism

C'est pour eux une terre de beauté (hozho) et un lieu sacré (yei-bichai). Ce paysage qu'ils vénèrent, où ils voient les formes rocheuses comme des êtres vivants, constitue à leurs yeux l'harmonie, le juste ordonnancement, selon une logique éthique et esthétique qui leur recommande de « marcher dans la beauté » au milieu de cette nature sauvage.

La vallée est également considérée comme un grand hogan abritant des divinités sculptées sous la forme des mesa, monolithes minéraux habités par les esprits des défunts. C'est un lieu de prières, de recueillement et de rituels : chants, danses, peintures sur les corps et sur le sable composent les cérémonies navajo, sous l'égide des hommes-médecins, les hatàlis.

Ce n'est qu'au début du XXe siècle que les Blancs commencent à comprendre et à aimer ce lieu. En 1906, le vieux chef Hoskininni, l'un des rares survivants de la longue marche de 1863, autorise un Quaker nommé John Wetherill à s'installer avec sa compagne et à ouvrir un premier comptoir commercial, à Oljato, à l'entrée de la vallée. Les Wetherill parlent la langue navajo, accueillent quelques visiteurs, les guident à travers le désert. Ils s'installent bientôt à Kayenta, formant le noyau villageois permanent d'où va partir la connaissance de Monument Valley.

Cet oponyme apparaît en effet chez un écrivain alors célèbre, Zane Grey qui, en 1910, visite les lieux avec John Wetherill, expédition de quelques jours qui le mène jusqu'à Rainbow Bridge. Il en tire un roman très populaire aux États-Unis, The Rainbow Trail, publié en 1915, puis un récit, Wildfire, paru deux ans plus tard. En 1920, un jeune berger, Harry Goulding, découvre les lieux et décide de s'y installer avec son épouse, achetant 200 hectares au nord de Monument Valley pour y élever des moutons navajo et ouvrir un comptoir-hôtel, bâtiment de deux étages qui accueille visiteurs, voyageurs et marchands. C'est aussi le cinéma qui commence : trois équipes de tournage logent chez les Goulding et enregistrent les premiers westerns. La Race qui meurt (1925) et Lone Star Ranger (1929), adaptés de romans pro-indiens de Zane Grey, et Kit Carson(1928), film glorifiant au contraire le bourreau des Navajo. Dans Lone Star Ranger joue un jeune acteur qui découvre, ébloui, Monument Valley : un certain John Wayne. S'il ne fut pas le premier à y tourner, c'est bien John Ford qui révèla Monument Valley, réalisant dans ce lieu 10 films majeurs, donnant au genre western ses lettres de noblesse : La Chevauchée fantastique (1939), La Poursuite infernale (1946), Le Massacre de Fort Apache (1948), La Charge héroïque (1949), Le Convoi des braves (1950), Rio Grande (1950), La Prisonnière du désert (1956), Le Sergent noir (1960), Les Deux cavaliers (1961) et Les Cheyennes (1964), que l'on peut regarder comme une seule et même œuvre, une continuité filmée, avec ses évolutions, ses inflexions, ses attachements et ses résurgences, un même chemin serpentant dans la vallée du western. John Ford découvre Monument Valley par ses trois intercesseurs.

Harry Goulding, inquiet devant l'appauvrissement de la vallée sous les effets de la crise économique de 1929, qui ruine les troupeaux navajo et le sien, décide en 1938 de se rendre à Hollywood pour tenter d'attirer des producteurs in situ. Il a bien compris, en recevant les trois équipes de tournage qui se sont succédé dans son hôtel entre 1925 et 1928, son intérêt financier : des dizaines de techniciens et d'artistes à loger, prêts à découvrir la région, qui dépensent au comptoir, et l'emploi possible d'assistants et de figurants parmi les Navajo. Goulding a mis au point un portfolio de grandes photographies de Monument Valley, notamment celles de Josef Muench, le premier artiste à s'y être installé pour une campagne de clichés au début des années 30. Goulding finit par rencontrer John Ford, accompagné par son producteur Walter Wanger, dans le bureau de Dan Keefe, chargé de la recherche des extérieurs chez United Artists.

Le cinéaste est immédiatement séduit. John Ford connaissait cependant déjà ce paysage si particulier. Il dit l'avoir longé une fois en voiture, par la route 163. Mais il a surtout assisté au Wild West Show mis au point par Harry Carey, l'un des premiers acteurs westerner, qu'il a fait tourner dans Cheyenne Harry, une série réalisée entre 1916 et 1919. Passionné par la civilisation navajo, Carey a reconstitué Monument Valley dans son ranch californien de Saugus en proposant un spectacle où une cinquantaine de Navajo démontrent leur agilité à danser et à monter à cheval. De grandes photos de la vallée, qui ont sûrement frappé John Ford, sont exposées derrière eux.

Enfin,le dernier avocat de Monument Valley auprès du cinéaste est sans aucun doute John Wayne, qui y a tourné Lone Star Ranger 10 ans auparavant. Ainsi assailli par la réputation des lieux, placé devant les reproductions de ses beautés et de ses habitants indiens, Ford, à la recherche d'extérieurs pour son prochain western, décide de se rendre sur place pour tourner La Chevauchée fantastique (Stagecoach), du 31 octobre au 7 novembre 1938.

Le film est un tel succès à sa sortie en mars 1939 que non seulement il relance le western, genre alors méprisé et cantonné aux productions de série B, mais il révèle Monument Valley aux spectateurs américains. La fameuse diligence traverse le paysage et forme un plan d'ensemble somptueux qui revient à trois reprises, détaillant Merrick Butte, West Mitten Butte, East Mitten Butte, Bear and Rabbit Summit et Sentinel Mesa. Puis, enfin, Geronimo et ses guerriers apparaissent au bout d'une heure de film, guettant à cheval, installés comme il se doit, à Big Indian. Ford dira des lieux : « c'est le plus bel endroit sur terre, le plus complet, le plus paisible » et tournera 10 fois en 25 ans au sein de ce décor naturel à couper le souffle, saisissant magnifiquement sa splendeur en larges plans paysagers. Mais ce qui souligne le plus clairement son attachement à Monument Valley est la manière dont il va travailler, de La Chevauchée fantastique aux Cheyennes, avec les Navajo eux-mêmes, leur réservant les rôles de tous les Amérindiens, de véritables rôles, souvent complexes et profonds, brisant ainsi la malédiction « coloniale » qui voulait que les Indiens des westerns soient la plupart du temps incarnés par des Mexicains ou des acteurs et cascadeurs de seconde zone grimés en « Peaux-Rouges ». Au contraire, pour John Ford, John Stanley et ses deux frères Jacket Johnnie, Lee Bradley, Many Mules, Mary Luna, Billy Yellow, Hosteen Tso, sont ses alter ego navajo, ses collaborateurs bien payés, ses complices et ses amis. Ils sont pour le cinéaste l'incarnation même de Monument Valley.

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