147 jours sur le Pacific Crest Trail
 
				Prendre un départ. S’élancer et marcher. Souffrir, souffler, grandir et savoir qu’on va recommencer. En 147 jours sur le Pacific Crest Trail, du Mexique au Canada, Sylvain Mer, concepteur de voyages spécialiste des États-Unis, est passé par toutes ces étapes.
En fier vagabond, Sylvain Mer s’alimente chaque jour, sur ce sentier de 4 270 kilomètres, de cette insatiable envie de découvrir le monde, de quitter l’ennui pour s’émerveiller du quotidien en chemin. Extraits de son journal de bord.
JOUR 1. Ce matin de mai, je m’enfonce dans le désert, enfin. Un vent tiède souffle agréablement sur ma peau. L’inconnu exacerbe nos sentiments, libère des pulsions trop longtemps retenues dans une cage, aussi sociale que thoracique. Un sourire absurde naît du bord de mes lèvres. Je retrouve une innocence enfantine, mêlée à l’excitation de redécouvrir le monde, que seuls quelques illuminés ont le pouvoir de contempler. Devant moi s’étendent 4 270 kilomètres d’un sentier qui traverse les États de Californie, Oregon et Washington, suivant les points les plus élevés des chaînes de montagnes de la Sierra Nevada et des Cascades : le Pacific Crest Trail (PCT) ou « chemin des Crêtes du Pacifique ». Derrière moi se trouve la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Pour certains, c’est un terminus ; pour moi, c’est un point de départ.
Cette première section désertique est rythmée par une chaleur étouffante et des serpents par dizaines. J’en ferai l’amère expérience lors d’un terrible face-à-face avec un crotale. La traversée du désert est aussi ponctuée par mes premiers bivouacs, mes premières nuits étoilées, mes premières marches nocturnes pour tromper la température diurne, mes premières rencontres, mes premières blessures, mes premiers manques d’eau et de nourriture, mes premiers bains au ruisseau, mes premiers ravitaillements, mes premiers couchers de soleil sur le sentier.
Au bout de quelques jours de marche, tout devient mécanique. Chaque mouvement, chaque pas, chaque placement de bâton, chaque respiration : tous les mouvements s’accordent sur la même cadence. Le bruit des pas martelant la poussière donne le tempo, il devient hypnotique. Toutes les mélodies s’apprivoisent pour créer la plus belle des musiques, celle qui confond le temps, la matière et l’espace. Tout semble être à sa place : la fleur, le grain de sable, le cactus, l’arbuste, le pin, le buisson, le vent, l’oiseau, le coyote, le ruisseau, le bipède égaré ou allant au contraire, dans la bonne direction.

JOUR 22. Le crépuscule donne lentement naissance à la nuit. Les étoiles apparaissent, humbles et silencieuses. Un quart de lune joue au chef d’orchestre céleste, guidant les astres impatients. Quelques lueurs mobiles s’éveillent alors dans l’ombre géante de la montagne. La nuit rend moins bavard et les marcheurs chuchotent. Ce soir, nous nous faisons plus discrets, comme pour témoigner de notre respect aux ténèbres et au silence nocturne. J’atteins un plateau arboré autour des 1 000 mètres. Les lumières de la banlieue de Los Angeles scintillent au loin. Un halo lumineux et protecteur la survole. Ils sont peut-être les fameux anges qui bercent la cité, fiers de leur avoir donné leur nom. Parmi toutes les étoiles de cet univers, c’est sur cette minuscule planète bleue, perdu au milieu des montagnes californiennes, que je suis à ma place.
À chaque ravitaillement dans une bourgade californienne, le retour au sentier est comme une transition. Un effort est nécessaire pour repasser du confort citadin à la douce brutalité de la vie en pleine nature, de l’homme civilisé à l’homme sauvage. Des deux, je choisis le second. Silver, c’est désormais mon trail name.

JOUR 48. Après 48 jours et 1 130 kilomètres à travers le désert, je parviens à Kennedy Meadows, l’étape qui marque le début de la Sierra Nevada : la chaîne de hautes montagnes enneigées qui s’étend devant moi sur 630 kilomètres. Le soleil tombe derrière les montagnes et donne des teintes vert pastel à la vallée. Le morceau Ventura Highway du groupe America sort de deux enceintes, installées sous un petit cabanon en bois. La musique résonne dans la vallée. Mattéo danse en fumant une cigarette. L’atmosphère est légère. Nous parlons de tout, sauf du PCT. Nous n’avons jamais été si sales, si brisés, mais si libres à la fois. En cet instant, nous sommes de ceux qui croient, ou du moins prétendent, que tout est encore possible.
Franchir la Sierra Nevada nécessite de marcher en groupe, pour des questions de sécurité. Le matériel évolue lui aussi : mon sac s’est alourdi d’une « boîte à ours » pour protéger mes précieux aliments, de micro-crampons et d’un piolet pour vaincre les nombreux hauts cols qui jalonnent cette prochaine section ; elle va notamment parcourir les hauteurs des parcs nationaux de Sequoia et Yosemite. La chaîne de montagnes est plus reculée, n’offrant des accès aux vallées que tous les six à neuf jours.
Les semaines qui suivent sont ponctuées de traversées de torrents gelés, de faibles kilométrages, les pieds dans la neige, d’armées de moustiques, de feux de camp salvateurs, de franchissement de cols comme Forester Pass et son couloir verglacé à 4 009 mètres, de chutes et de séparations, de rencontres avec les ours, de bivouacs glaciaux au cœur des montagnes, de névés vertigineux et de l’ascension nocturne du mont Whitney à 4 421 mètres. Cette section prend fin au lac Tahoe, après 28 jours de marche qui ont rendu mon âme et mon corps bruts, comme les éléments qui m’entourent. Mon esprit s’aiguise, mes pensées s’acèrent. Je me sens solide. J’ai l’impression qu’une sorte d’ossature en bois recouvre peu à peu mon squelette. Bien que mobile, je m’enracine.

JOUR 76. Je suis à nouveau seul pour traverser la Californie du Nord. Il est de coutume de dire que chaque through hiker y affronte le NorCal Blues, une période de lassitude et de fatigue suite au passage de la Sierra Nevada. Les distances à parcourir se font plus importantes : entre 45 et 55 kilomètres quotidiens. Les montagnes sont remplacées par de hautes collines, couvertes de pins. Nous avons tendance à imaginer les forêts comme des endroits statiques et silencieux. Si on tend l’oreille, si on apprend à regarder, on s’aperçoit que c’est en fait tout le contraire. On distingue des bruits et on repère des mouvements souvent lents. Même les arbres se meuvent ; c’est juste qu’ils ne sont pas pressés.
Je m’habitue aux ongles noirs, aux cheveux sales, à la peau moite et au corps crasseux ; aux fourmis qui me grimpent dessus quand je m’assois, aux mouches sur mes en-cas, aux guêpes dans ma tente, aux piqûres de moustiques et à l’odeur de transpiration. Ça ne me dérange plus vraiment. Je me sens chaque jour un peu plus en symbiose avec la nature sauvage, comme si j’en faisais intégralement partie. Elle ne m’apparaît plus hostile. Elle ne m’est plus étrangère. J’en connais le fonctionnement, je reconnais ses éléments.
La randonnée de longue distance replace le monde à des échelles plus correctes et réalistes. Nos modes de transport modernes falsifient notre rapport aux distances. Par sa lenteur, la marche est le mode de déplacement le plus pur. Le monde paraît à nouveau gigantesque et infini. J’envisage alors ma condition d’humain, avec bien plus de clairvoyance et d’humilité. La vie en dehors du sentier m’apparaît désormais complexe, voire terrifiante. Ici, j’écoute mes sens et suis la direction du nord, simplement.

JOUR 102. Au kilomètre 2723 de marche, la frontière avec l’Oregon apparaît. Il m’aura fallu 102 jours pour traverser la Californie. Je suis seul dans mon petit abri ballotté par les vents, sous l’œil bienveillant des étoiles et entouré des quelques affaires essentielles. Je n’ai sûrement jamais été aussi heureux.
Morphée ne me bercera que tard dans la soirée, incapable que je suis de chasser de mon esprit tous les instants qui auront ponctué trois mois vécus au milieu de la nature. L’Oregon est l’État où le dénivelé est le moins important, permettant de poursuivre un rythme important quotidien, autour des 55 kilomètres en moyenne. Je m’engage néanmoins dans une nouvelle chaîne de montagnes, volcaniques cette fois : les Cascades. J’y poursuis mon actuel dessein : tout quitter, tout perdre, oublier tout repère, pour ne laisser que ce qui reste debout, ce qu’il reste de moi, ce qu’il reste de nous. Puis naître à nouveau ; être à nouveau, pour tout recommencer.
JOUR 123. Le brouillard est épais et la pluie dense. Au cœur de la gorge luxuriante d’Eagle Creek, je dois traverser des ponts calcinés par de précédents incendies. Seules l’armature d’acier et quelques planches brinquebalantes demeurent. Je joue aux funambules à 80 mètres au-dessus du cours d’eau. Je parviens au pont des Dieux, l’ouvrage enjambant la rivière Columbia, laquelle marque la frontière avec le dernier État du parcours : Washington.
Sous l’œil des glaciers et des pics de la Goat Rocks Wilderness, je performe un nouveau numéro d’équilibriste sur une arête que le nom précède : Knife’s Edge. Le vent s’intensifie, se transforme en violentes bourrasques. La pluie, elle, est devenue grêle. L’arête semble monter et descendre à travers les nuages, laissant parfois apercevoir les falaises qui se jettent dans les vallées glaciaires de chaque côté du sentier. Après le chaos, plus rien que le silence du monde, qui apparaît comme la plus belle des musiques.
Dans la torpeur de la nuit, une anxiété me submerge : celle d’atteindre le Canada. Je me suis habitué à cette routine sur le chemin. C’est devenu mon quotidien : marcher, manger, dormir, boire, vivre sur le sentier. Toute ma vie s’articule autour de ce ruban de terre. J’ai peur que tout s’arrête, ou bien que tout commence. Des avions de ligne déchirent le ciel et le silence de la nuit. Les voyageurs qu’ils transportent sont sur la route du retour… ou du départ.

JOUR 145. Je traverse les deux derniers parcs nationaux du parcours : Mont Rainier et North Cascades. Lors d’une étape située à une centaine de kilomètres de l’arrivée, des rangers nous informent que les conditions météorologiques vont encore se dégrader. Une tempête s’apprête à s’abattre sur la région. Du blizzard, des températures négatives et des chutes de neige très importantes sont attendues. Nous allons devoir profiter d’une courte fenêtre météo avant que les ultimes cols ne deviennent infranchissables.
Comme à travers la Sierra Nevada, nous constituons un petit groupe pour des raisons de sécurité. Sinatra, Whitney et Cloud Reader, que je croise régulièrement depuis la Californie du Nord, seront mes derniers compagnons de route. Deux jours passent, ensoleillés et calmes. L’adage convoquant le calme avant la tempête se révèle correct. Elle se rapproche. Les nuages s’assombrissent au-dessus des montagnes. Le vent siffle et la neige commence à tomber. Nous parvenons au col de Harts, dernier accès routier à la civilisation avant le Canada. Quelques randonneurs se réchauffent autour d’un feu de camp. Un ranger arrive dans son pick-up blanc. Il est venu coller des affiches dissuadant quiconque de poursuivre au-delà du col, et ramener à la ville les quelques marcheurs qu’il aurait la chance de croiser avant que la route ne devienne impraticable.
Selon notre analyse des prévisions météo, il nous reste une fenêtre de huit heures avant que les conditions ne deviennent vraiment trop extrêmes. Nous frappons nos poings au-dessus du feu et repartons nous enfoncer dans les montagnes blanches. La tempête s’intensifie. Une dizaine de centimètres de neige recouvre maintenant le sol et nous peinons à suivre le sentier. Le crépuscule s’invite et amène avec lui son lot de bourrasques infernales. J’aperçois les lumières des frontales de mes camarades percer la nuit tombante, quelques centaines de mètres plus loin sous les sommets. Nous nous suivons de près, telle une cordée de lucioles ayant la témérité et l’audace de défier l’univers.
La neige gagne encore en intensité alors que nous franchissons le col de Woody. Le vent siffle et le reste du monde est silencieux. La nuit est noire. Pour nous, c’est une nuit sans étoiles. Une vingtaine de centimètres de neige recouvre maintenant les reliefs alentour. Nous dépassons le dernier col dans l’obscurité complète, puis descendons quelques lacets délicats connus sous le nom des « marches du diable ». Après 18 heures de marche quasi continue et 70 kilomètres parcourus, nous montons le campement en bordure d’un lac partiellement gelé. La nuit est glaciale : la température descendra à -12 °C.

JOUR 147. Au réveil, ma tente est recouverte de neige. Mes lacets sont glacés. Pour la dernière fois sur le sentier, je lève le camp. Je ne sais pas encore à quel point ces simples actions viendront à me manquer. Je jette mon sac sur l’épaule, puis traverse des forêts de sapins couverts d’or blanc. Bientôt, des cris de joie s’élèvent au-dessus des conifères. Au détour d’un ultime virage sur le PCT, j’aperçois le monument qui marque la fin. Il se dresse au milieu de la ligne forestière qui ponctue la frontière entre les États-Unis et le Canada. Cinq mois plus tôt, je tournais le dos à son jumeau du sud, à la frontière mexicaine.
Je n’accélère pas le pas. Au contraire, je ralentis. Je profite des derniers instants. J’y suis parvenu, enfin. J’ai marché pendant 147 jours, sur 4 270 kilomètres, du Mexique au Canada.
J’embrasse le monument comme je retrouverais un vieil ami. Je peine à réaliser qu’après tout ce que j’ai expérimenté le long de ce sentier, ce monument en marque la fin. Je verse des larmes de joie, de fatigue, de fierté et de tristesse. Mes compagnons de route s’engageront bientôt sur de nouveaux chemins. Moi, je signe, pour la dernière fois, le registre du Pacific Crest Trail. Je ne marcherai plus sur le sentier. Ni demain, ni le lendemain, ni le jour suivant.
ÉPILOGUE. Trois saisons et 130 000 mètres de dénivelé positif sous les semelles de six paires de chaussures. Je rejoins avec une certaine appréhension la foule, les odeurs et les bruits de la civilisation. On ne réalise pas à quel point les gens sentent fort le savon. Par ailleurs, tout semble compliqué ; quel paradoxe, quand les villes modernes et les avancées technologiques sont censées nous offrir davantage de confort ! Surtout, quelle audace d’en avoir la prétention !
Silver redevint Sylvain, malgré des traits nouveaux, les muscles raides, le cuir tanné, l’âme hissée et le cœur gonflé. Parfois, je me demande si tout ceci a vraiment eu lieu, tellement cette existence était différente de ma vie actuelle. Un jour, c’est une certitude, je retournerai marcher avec Silver.
